Extrait de “Les aventures de la marchandise” d’Anselm Jappe pris sur le site : http://www.palim-psao.fr/article-le-travail-est-une-categorie-capitaliste-114860222.html :

Toute notre argumentation nous pousse à mettre en discussion non seulement le « travail abstrait », mais aussi le travail en tant que tel. Ici le bon sens se révoltera : comment pourrait-on vivre sans travailler ? Toutefois, c’est seulement en identifiant le « travail » au métabolisme avec la nature qu’on peut présenter le travail comme une catégorie suprahistorique et éternelle. Mais il s’agit alors d’une tautologie. D’un principe tellement général, on peut déduire aussi peu que du principe que l’homme doit manger pour vivre.

Le « travail » est lui-même un phénomène historique. Au sens strict, il n’existe que là où existent le travail abstrait et la valeur [dans la formation sociale capitaliste qui naît à partir du XIVème et XVème siècles]. Non seulement au niveau logique, mais aussi par rapport au travail, « concret » et « abstrait » sont des expressions qui renvoient l’une à l’autre et qui ne peuvent pas exister indépendamment l’une de l’autre. Il est donc très important de souligner que notre critique touche le concept de « travail » en tant que tel, pas seulement le « travail abstrait ». On ne peut pas simplement opposer entre eux le travail abstrait et le travail concret, et encore moins comme étant le « mal » et le « bien ». Le concept de travail concret est lui-même une abstraction, parce qu’on y sépare, dans l’espace et dans le temps, une certaine forme d’activité du champ entier des activités humaines : la consommation, le jeu et l’amusement, le rituel, la participation aux affaires communes, etc. Un homme de l’époque précapitaliste n’aurait jamais idée de placer au même niveau de l’être, en tant que « travail » humain, la fabrication d’un pain, l’exécution d’un morceau de musique, la direction d’une campagne militaire, la découverte d’une figure géométrique et la préparation d’un repas.

La catégorie de travail n’est pas ontologique, mais existe seulement là où existe l’argent comme forme habituelle de médiation sociale. Mais si la définition capitaliste du travail fait abstraction de tout contenu, cela ne signifie pas que toute activité, dans le mode de production capitaliste, est considéré comme du « travail » : seulement celle qui produit de la valeur et se traduit en argent. Le travail des ménagères, par exemple, n’est pas du « travail » au sens capitaliste.

Le travail en tant qu’activité séparée des autres sphères est déjà une forme de travail abstrait ; le travail abstrait au sens étroit est donc une abstraction de deuxième degré. Comme l’écrit Norbert Trenkle :

« Si le travail abstrait est l’abstraction d’une abstraction, le travail concret n’est que le paradoxe du côté concret d’une abstraction (l’abstraction formelle du ‘‘travail’’). Ce travail est concret seulement dans un sens très borné et étroit : les marchandises différentes exigent des procès de production matériellement différents ».

Cependant, l’idée de devoir « libérer » le travail de ses chaînes a comporté logiquement de considérer le travail « concret » comme le « pôle positif » qui dans la société capitaliste est violé par le travail abstrait. Mais le travail concret n’existe dans cette société que comme porteur, comme base du travail abstrait, et non comme son contraire. Le concept de « travail concret » est également une fiction : il n’existe réellement qu’une multitude d’activités concrètes. Le même discours est vrai en ce qui concerne la valeur d’usage : elle est liée à la valeur comme un pôle magnétique à l’autre. Elle ne pourrait pas subsister seule ; elle ne représente donc pas le côté « bon », ou « naturel », de la marchandise, qu’on pourrait opposer au côté « mauvais », abstrait, artificiel, extérieur. Ces deux côtés sont liés l’un à l’autre de la même manière que, par exemple, le sont le capital et le travail salarié, et ils ne peuvent disparaître qu’ensemble. Le fait d’avoir une « valeur d’usage » n’exprime que la capacité – abstraite – de satisfaire un besoin quelconque. Selon Marx, la valeur d’usage devient un « chaos abstrait » dès qu’elle sort de la sphère séparée de l’économie. Le véritable contraire de la valeur n’est pas la valeur d’usage, mais la totalité concrète de tous les objets.

  • yomli@jlai.lu
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    1 year ago

    Alors, pour avoir lu le bouquin de Jappe et avoir discuté avec son auteur (il venait régulièrement donner un séminaire dans l’université où j’étudiais), je peux dire ceci.

    Tout le boulot de Jappe sur le travail vient de la Wertkritik, la Critique de la Valeur, un courant de pensée venant de penseurs allemands et se basant sur une lecture rigoureuse du seul premier chapitre du Capital de Marx. Le livre de Jappe, Les aventures de la marchandise est un résumé succinct de ces travaux, et je ne peux que conseiller la lecture de La substance du Capital de Robert Kurz (qui, en français, a d’ailleurs une préface de Jappe).

    Cependant, plusieurs problèmes sont soulevés par cette exégèse. J’en ai montré quelques-uns dans mon ouvrage L’accumulation par les affects (https://editions.yom.li/livres/l-accumulation-par-les-affects), et une critique très intéressante est sortie après mon livre chez Michael Heinrich.

    Bref, si la Wertkritik a le mérite de s’éloigner de la lecture « classique » de Marx telle qu’opérée par les marxistes « orthodoxes » (comme l’écrit Jappe), elle n’est pas sans apories, et d’autres interprétations sont plus à même de les résoudre. Gardez toujours une distance critique, y compris avec la critique.